Luc Perino – Interview

Luc Perino – Interview

À l’occasion de la nouvelle édition de La Sagesse du Médecin, Luc Perino répond à nos questions.
La Sagesse du Médecin est un livre autobiographique qui relate vos expériences en tant que médecin diplômé de médecine tropicale et d’épidémiologie. Aviez-vous déjà écrit sur vous-même ? Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Ça parle un peu de moi mais ce n’est pas un livre que j’appelle autobiographique. C’est un document sur mes patients et une réflexion sur le soin et la médecine. C’était une commande de Jean-Claude Béhar, l’éditeur qui a précédé les Éditions du 81, pour m’inscrire dans la collection « La Sagesse d’un métier ». Il m’a contacté pour écrire ce livre car j’avais écrit deux livres avant qui étaient un peu sur le même modèle. Le premier c’était Le Bobologue et le deuxième Carnet de santé qui a été édité aux Éditions Calmann-Lévy et qui mène une réflexion sur 22 cas cliniques.

D’après vous quelles sont les qualités requises pour être un bon médecin ? Avez-vous beaucoup lu ou même suivi des cours de philosophie ou de psychologie ?

Les qualités requises pour être un bon médecin ? Je ne saurais pas vous le dire… Ou alors il faut lire les trois livres que je viens de vous citer car ils essaient de se poser cette question et sans doute ne pas bien y répondre… Alors oui, je suis passionné par la philosophie et la psychologie. Je dois être un peu marginal parmi les médecins parce que j’ai lu beaucoup de philosophie et d’épistémologie (une branche de la philosophie qui s’intéresse aux sciences). Je me suis passionné pour l’histoire et l’épistémologie de la médecine en tant qu’écrivain et dans mes réflexions, j’ai aussi enseigné ces deux matières à la faculté de Lyon. Je m’intéresse également beaucoup à la biologie de l’évolution.

Parmi vos passions que sont la photographie et la menuiserie, quelles sont celles qui vous ont le plus « nourri »  ou aidé dans votre pratique ?

En dehors de la médecine, mes vraies passions ne sont plus la photographie mais la menuiserie, l’écriture et Darwin, c’est-à-dire les sciences de l’évolution. Ce qui m’a le plus nourri c’est vraiment la médecine. La menuiserie est importante, car j’ai l’impression que mon cerveau marche moins bien quand je ne me sers pas de mes mains. Je crois que les mains et le cerveau sont indissociables.

Ce livre n’est donc pas un manuel de médecine mais le récit de vos expériences professionnelles. Pourquoi en écrire un témoignage ? Quel en est l’objectif ?

La Sagesse du Médecin était une commande de Jean-Claude Béhar . Mon premier livre, le Bobologue répond peut-être mieux à votre question. J’ai toujours beaucoup écrit sans avoir envie d’être édité. C’est avec le Bobologue, en 2000, que cette envie m’est venue. J’avais exercé la médecine tropicale et rurale pendant plus de 25 ans et je n’avais cessé de noter des anecdotes et des réflexions sur la pratique médicale. J’ai eu l’envie irrépressible de faire partager tout cela, donc de me faire éditer. Mais écrire pour soi ou écrire pour les autres, c’est tout à fait différent. Mon deuxième livre, Carnet de santé, a suivi logiquement après le modeste succès du Bobologue. La Sagesse du Médecin n’est pas de ma propre initiative, mais j’ai été ravi de répondre à cette commande. C’est même le livre que j’estime le plus abouti. Ces trois livres sont dans le même registre : ce sont des documents et des réflexions.

En quoi est-ce important pour vous de mener une réflexion sur votre métier ?

Je suppose que pour tous les métiers, il faut réfléchir à la pratique pour éviter l’abrutissement. Pour moi, c’est très important. Je m’interroge tout le temps : à quoi ça sert, pourquoi je fais ça, qu’est-ce que je fais bien ou mal ?… C’est un trait de personnalité sans doute ! Mais j’espère ne pas être le seul dans ce cas-là et que la majorité des professionnels sont dans cet état d’esprit. Sinon, ce serait un peu triste, qu’en pensez-vous ? Le métier de médecin est une fenêtre sur la société, il y a tous les jours quelque-chose qui vous interpelle.

Avez-vous éprouvé des difficultés à écrire sur votre métier ?

Écrire est une passion depuis que je suis petit (je me rappelle avoir écrit des recueils de poésie à 12 ans) donc « difficulté » n’est pas le mot mais plutôt « plaisir ». Enfin « plaisir »… Tant qu’on ne veut pas éditer. Lorsqu’on est confronté à l’édition, la partie « plaisir » diminue pour laisser place au professionnalisme, ce qui me semble logique. « Je dois plaire, il faut que ça attire », donc il faut que ce soit compréhensible et que ça accroche.

Selon vous, quelles conséquences cette crise sanitaire aura-t-elle sur la médecine et la mentalité des patients ? Pourra-t-on en tirer du positif ?

Cette crise est surtout intéressante d’un point de vue social car médicalement, elle n’a rien de vraiment nouveau. Les viroses saisonnières et respiratoires ont toujours existé et existeront toujours. Par contre, je ne pouvais pas imaginer une telle dramatisation pour une virose qui n’est pas vraiment catastrophique au regard de l’Histoire. J’ai été surpris par la surréaction des sociétés et je ne peux toujours pas l’expliquer. Je ne parle pas seulement de la France mais du monde entier car tous les pays ont réagi comme cela. J’ai donc pris la peine de vraiment regarder les statistiques et les cas, de m’instruire… et je crois avoir compris l’uniformité des réactions. Maintenant, c’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui donne le signal : on s’inquiète ou on ne s’inquiète pas. On reproche toujours à l’OMS de tirer le signal d’alarme trop tard mais là, elle l’a tiré trop tôt parce qu’elle n’avait pas d’autres choix. Tous les chefs d’État sont alors obligés de surréagir car sinon, l’opinion publique les condamnerait. La surréaction est une exigence politique, liée à la suprématie des organisations internationales. Auparavant, pour les viroses saisonnières les médecins prescrivaient des arrêts de travail et donnaient les conseils d’usage : ne pas faire la bise à ses enfants, rester à la maison, etc. C’était l’équivalent d’un confinement sans en avoir la brutalité ni les conséquences sociales.

Pensez-vous que l’angoisse est le fléau de la patientèle aujourd’hui ?

Alors, oui c’est un peu le problème. Il y a 50 ans, si un médecin avait demandé l’assistance du service de réanimation respiratoire pour une grippe chez un nonagénaire, on l’aurait envoyé promener ! J’ai déjà été dans ce genre de situation : j’ai appelé un professeur qui m’a dit de me débrouiller seul avec la famille car il n’y avait rien à faire, à part laisser le patient se reposer chez lui. Je ne porte pas de jugement en disant que c’était bien ou mal, mais je dis simplement que c’était la réalité médicale de l’époque. Aujourd’hui, si on se trouve dans la même situation, non seulement le médecin n’a plus le choix de garder le patient à la maison mais, en plus, il court un risque juridique s’il le fait. C’est la société qui a évolué, pas les épidémies. J’ai connu deux graves épidémies : celle de 1957 lorsque j’étais petit garçon et celle de 1969-70 quand j’étais en deuxième année de médecine. Les internes parlaient vaguement de cette « grosse grippe ». Elle a tout de même fait 32 000 morts en France. Il n’y a pas un journal qui en a parlé, et personne ne s’en est inquiété pour ses proches. Cette épidémie de Covid fera peut-être moins de morts, mais les conséquences sociales et économiques s’annoncent dramatiques, avec d’inévitables nouveaux problèmes sanitaires et psychiatriques. Ce ne sont pas les épidémies qui ont changé, mais les pratiques médicales, la politique et la mentalité des citoyens. Cela est très intéressant à analyser. Il est bon de rappeler que l’âge moyen des morts est de 80 ans et que les enfants et les femmes enceintes sont épargnés. Cela n’est donc pas une menace, ni pour notre espèce, ni pour notre société. Ça ne me dérange pas que les médias parlent de « crise sanitaire » car elle existe, mais ce qui est nouveau est la surréaction générale. Les médias semblent être devenus les maîtres du jeu, ils contraignent les politiques à répondre à des questions sans réponse. Les politiques n’ont pas encore trouvé la parade à ce type de manipulation. Il faudra qu’ils la trouvent, au risque de perdre tout pouvoir.

Selon vous, avons-nous une vision erronée de la mort ?

Quand le médecin rédige un certificat de décès, on lui demande les causes, primaire et ultime, de la mort. Dans l’esprit du médecin, si on traite une cause primaire, la mort n’arrivera pas. Mais le biologiste (que je suis aussi) sait que la mort est l’aboutissement de toutes les lignées cellulaires. Les médecins sont évidemment conscients de la mort, mais ils finissent par croire, comme leurs patients, qui si un homme de 90 ans est mort de la grippe un ou deux ans auparavant, il ne serait pas mort s’il n’avait pas eu la grippe ! C’est juste ubuesque ! Il y a une forme de délire social d’immortalité auquel les politiques ne savent pas répondre non plus.

Que pensez-vous des applaudissements à l’égard du personnel soignant pendant toute la période de confinement ?

C’est gentil, ça doit leur faire plaisir ! Certains en sont peut-être agacés, mais je suppose que dans la majorité des métiers, on apprécie d’être remercié. Mon ego est flatté quand on me dit « merci docteur ».

Quand vous parlez de votre travail de médecin généraliste, il semble que vous exerciez plusieurs métiers en un seul. Qu’en est-il de la charge mentale des médecins ? Ressentez-vous parfois une trop grande pression vis-à-vis de votre rôle de médecin ?

Le métier de médecin généraliste est le plus complet, le meilleur du monde. C’est celui qui nécessite les plus grandes compétences (humaines, psychologiques, philosophiques, médicales…) et c’est pour cela qu’il est si difficile. Plusieurs médecins abandonnent et n’y arrivent pas parce que la charge est trop lourde. Le risque du paiement à l’acte est que certains médecins se laissent progressivement aller à sélectionner des actes de plus en plus courts et de plus en plus faciles. Cela contribue à dégrader l’image du médecin. Mais si vous faites votre métier avec passion, cela diminue logiquement la charge mentale. Quand vous partez au boulot avec le sourire et que vous rentrez chez vous pour écrire les histoires que vous avez vécues dans la journée en essayant de comprendre et d’améliorer les choses, c’est un bonheur permanent. Mais il y a une limite à cela : après la cinquantaine, la fatigue se fait de plus en plus sentir. Cela a été mon cas. Aujourd’hui, la pratique médicale me semble plus facile. Rares sont les médecins qui se sont désormais entièrement responsables d’un individu ou d’une famille. Les nouveaux modes d’exercices diluent les responsabilités. Cela fait partie de l’évolution des pratiques médicales et de la mentalité des patients. La mort à domicile a tendance à disparaître, elle avait pourtant un côté assez beau et sympathique, alors qu’à l’hôpital, c’est toujours dramatique.

Vous parlez du regard des mères « qui perturbent notre rationalité ». Pourquoi les sentiments comme la pitié et la compassion ont-ils leur place dans un métier tel que le vôtre ?

Si on a de la pitié, il faut vite arrêter. Très franchement, j’avais un gros problème lorsque j’étais externe dans un service de cancérologie pédiatrique. C’était insupportable pour moi : ma pitié, ma peine et mon chagrin me débordaient tellement que c’est un métier que je n’aurais jamais pu faire. Si vous rentrez à l’hôpital et que votre seule envie est de pleurer, vous ne pouvez pas être médecin, c’est impossible ! Il faut s’endurcir et cela m’était psychologiquement impossible dans ce service de cancérologie pédiatrique. Pour tout le reste, j’ai apparemment réussi à me débarrasser de la pitié mais cela ne m’empêche pas d’avoir de la compassion, de l’humanité et des relations sociales. Devant un patient âgé avec un cancer métastasé, je peux faire mon métier sans pleurer. C’est ainsi.

Vous dites que le regard est un langage universel que vous commencez à parler. Faut-il alors faire abstraction du regard des mères ou au contraire, en prendre compte et y répondre ?

J’ai vécu au Gabon une situation dramatique où nous manquions d’antibiotiques et devions choisir les enfants à soigner en priorité (c’est ce que redoutaient les autorités pour le Covid-19). Pour un médecin, c’était juste insupportable. Il faut essayer d’être le plus rationnel possible : sauver ceux qui ont le plus de chances de s’en sortir sans séquelles. Mais cette rationalité peut être troublée par le regard des mères ou des proches. C’est pour cela que j’ai écrit dans La sagesse qu’il fallait éviter le regard des mères. C’était une métaphore sur le risque de la pitié qui perturbe la rationalité. Quand on est en France, on n’a pas ce problème de choix entre la vie et la mort, et heureusement ! Le regard de la mère redevient un signe clinique. L’examen d’un enfant est un geste routinier qui fait partie du métier. Mais c’est une véritable expertise que de lire sur le visage de la mère. On peut y décrypter son sentiment profond sur le degré de gravité de la situation. On est ici dans un registre très complexe qu’on l’on pourrait appeler la « métaclinique ». Avec des confrères, nous avons essayé d’enseigner cela à des étudiants, mais c’est quasi impossible, car on ne sait pas comment formaliser un tel enseignement. Seule l’expérience peut enseigner la lecture des regards.

Vous écrivez : « J’ai alors essayé de restituer, intacte, à mes patients provençaux, la globalité que l’Afrique m’avait offerte. » Votre but est-il de concilier les pratiques médicales africaines et françaises ? Pensez-vous ainsi que ces deux médecines peuvent s’apporter l’une l’autre et peut-être même se compléter ?

Ma véritable expertise est diagnostique et clinique, je suis un piètre thérapeute et un pauvre psychologue. L’Afrique m’a appris à percevoir la gravité des pathologies, donc aussi leur bénignité. J’ai l’impression de devoir l’essentiel de mes compétences à l’Afrique. Je constate que ceux qui n’ont jamais quitté leur quartier n’ont pas la même vision et c’est logique ! On peut généraliser : les personnes qui n’ont jamais voyagé n’ont pas la même vision du monde que celles qui ont vu beaucoup de pays. J’ai essayé d’apporter cette globalité à mes patients de la France rurale où j’ai exercé plus longuement.

Avez-vous d’autres projets d’écriture ?

Je n’arrête jamais ! Maintenant je connais le confort de ne plus avoir à chercher d’éditeur. Cela me stimule encore plus. J’ai plusieurs projets et je n’ai aucune pression. J’écris beaucoup d’humeurs médicales qui sont des chroniques dont je pourrai faire un livre. Sinon, je pense souvent à me lancer dans le polar médical. Ce serait un vrai challenge, car je ne me suis jamais essayé à ce type de littérature.